La Lignée d’Essence Mère

Partie 4 – Khyungchen Aro Lingma

par Ngak’chang Rinpoche

La naissance de Khandro Yeshé Réma fut une événement remarquable. C’était une gTérton qui reçue son nom Khyungchen Aro Lingma en Vision, directement de Yeshé Tsogyel (lorsqu’elle reçut d’elle son cycle Visionnaire de pratiques et d’enseignements). Elle naquit très facilement, sans bruit, et la première chose qu’elle fit fut de retrousser ses lèvres en un rictus courroucé avant d’émettre un long sifflement – comme si elle pratiquait un exercice de respiration Tsa-lung. De nombreux aigles vinrent plonger et planer prés de la grotte de ses parents et une multitude de phénomènes apparurent dans le ciel, dont des nuages en forme de yungdrungs et de gakyils, et le vent se mit à souffler violemment par bourrasque. La lune et le soleil étaient clairement visibles dans le ciel. Sa mère demeura dans un état de vision pendant la naissance et fut physiquement assistée par Rang-rig Togden.

Enfant, Aro Lingma dormait beaucoup mais toujours avec les yeux ouverts, souvent assise, et il n’était pas toujours facile de voir si elle était vraiment endormie. Elle ne parla pas avant l’age de cinq ans, mais le fit ensuite couramment et sans efforts. Elle grandie entièrement en retraite et ne vit jamais d’autres enfants avant d’être elle-même adulte : elle écoutait simplement ses parents pratiquer et lui donner des instructions. Elle se promenait souvent dans les montagnes autour de la grotte et disparaissait systématiquement quand des gens venaient faire des offrandes à ses parents. Elle ne voulait être vue par personne, et ses parents ne questionnaient jamais ce qu’elle voulait ou faisait. Elle voulait en effet très peu et était très silencieuse, silence qu’elle brisait occasionnellement en partant dans de grands éclats de rire. De temps à autre elle partait plusieurs jours puis revenait en racontant qu’elle avait rencontrée Padmasambhava et Yeshé Tsogyel ou visitée d’autres royaumes. Ses parents lui apprirent le Trül-khor (Yantra yoga) à un jeune âge et elle eut maîtrisée le gTu-mo à neuf ans. Elle ne supportait pas les vêtements et n’en porta quasiment jamais avant d’être adulte et de quitter la grotte. C’est pour cela qu’elle fut surnommée Réma, ou ‘porteuse de coton’ – elle pouvait en effet générer sa propre chaleur intérieur.

Aro Lingma n’avait que seize ou dix sept ans quand ses parents effectuèrent leur corps arc en ciel (’ja’-lus) ensemble. Elle les cousu dans un tente après avoir reçu d’eux ultimes conseils, instructions et prédictions ; puis se retira à une distance de vingt et un pas avant de commencer sa pratique. Sept jours plus tard elle ouvra la tente et ne trouva que leurs vêtements, cheveux, ongles, et septums nasale respectifs : ils avaient effectués leur corps arc en ciel ensemble. Il est très rare de voir deux personnes effectuer ceci ensemble mais c’était là quelque chose que sa mère avait prédit longtemps avant. Cet évènement marqua profondément la jeune fille et fit mûrir en elle des capacités latentes. Elle collecta les reliques de ses parents et se mit en route pour le nord du Kham et le Golok – sa mère ayant prédit qu’elle y trouverait un sang-yab qui lui permettrait de réaliser le cycle de gTérma qu’elle devait recevoir pour le bienfait d’êtres qui vivraient dans un lieu lointain. Elle lui avait aussi indiquée que dans le futur ce cycle de gTérma serait d’un grand bienfait certaines conditions étant réunies – mais qu’il y aurait aussi bien des d’obstacles à surmonter.

Aro Lingma commença donc à voyager et pratiquer, telle une yogini itinérante. A plusieurs reprises elle eut la possibilité de se joindre à d’autres groupes de pratiquants itinérants mais préférait voyager seule. Elle prétendait le mutisme afin de ne pas avoir a parler – surtout aux personnes religieuses. Mais elle parlait toujours aux enfants et aux gens ordinaires, surtout s’ils avaient l’air d’avoir des problèmes. Elle mit à peu prés un an pour arriver dans le nord du Kham et le Golok. Là, elle trouva son sang-yab en la personne d’a-Shul Pema Legden, un moine et disciple de Khalden Lingpa, qu’elle reconnu comme étant apte à réaliser des Visions. Ils voyagèrent ensemble vers le sud du Tibet, ’a-Shul Pema Legden renonçant ses vœux de moine et devenant ainsi le sang-yab d’Aro Lingma. Pendant ce voyage, celle-ci eut plusieurs profondes Visions de Yeshé Tsogyel à travers lesquels elle réalisa les cycles d’Enseignements et de pratiques que sa mère avait prédit. Ce cycle d’enseignements et de pratiques vinrent à être appelés l’Aro gTér – les enseignements de la Lignée d’Essence Mère. Ils perdurent jusqu’à aujourd’hui sous la forme d’enseignements hautement essentialistes et ‘non élaborés’.

Le Bouddhisme Tibétain est surtout connu en Occident sous sa forme monastique et ses enseignements sont donc majoritairement dispensés par des moines. Il n’existe qu’une petite minorité de bouddhistes occidentaux qui savent qu’on trouve aussi des Lamas nonnes et, aujourd’hui la seule nonne Tibétaine à enseigner en occident est Khandro Rinpoche, une Lama de l’école Kagyüd. La culture spirituelle Tibétaine apparaît donc essentiellement masculine. Et bien qu’il s’agisse là de quelque chose d’assez véridique, le dynamisme spirituel des femmes est souvent oublié – bien qu’une multitude de petites lignées familiales existent et qu’au sein de celles ci le rôle des femmes y soit prépondérant.

De nombreuses femmes au Tibet furent des enseignantes des niveaux les plus profonds et subtils – et elles furent nombreuses à avoir des disciples masculins parmi les plus hauts dignitaires monastiques. Certaines pratiquaient en tant que nonnes, mais d’avantage en tant que Ngakmas ayant pris des vœux ou encore en tant que simples yoginis. Les Ngakmas, et leurs contreparties masculines, les Ngakpas, prononcent des vœux au sein de la sangha Ngak’phang Tantrique et ont tendances à vivre en couples mariés. Des Ngakmas et des yoginis profanes continuent de vivre et de pratiquer dans les Himalaya, mais il n’est ni aisé de les rencontrer ni même de les trouver. Jétsunma Khandro Ten’dzin Drölkar est une des ces femmes remarquables et j’ai l’immense privilège de la connaître en tant que mentor et s’ur vajra – ce qui m’a permis de lui présenter plusieurs de mes propres élèves. Jétsunma Khandro Ten’dzin Drölkar est une yogini cachée – peu de gens en occident ont entendus parler d’elle, et il en va de même au Népal et en Inde. Elle ne peut être différenciée de n’importe quelle autre Tibétaine âgée que l’on croiserait dans les rues de Mc Leod Ganj, Dharamsala, là où elle vit. Mais malgré son anonymat, elle est une proche amie de Ven. Sonam Sangpo Rinpoche, Ven. Tharchin Rinpoche et Sa Sainteté Dungsé Thinley Norbu Rinpoche – et fort respectée de ces derniers pour la profondeur de sa réalisation et de sa pratique. C’est une yogini Dzogchen ayant passée la majorité de sa vie en retraite. Elle réussie aussi à élever une famille et à survivre à un mari difficile. Un de ses fils, Trülku Ten’dzin, fut reconnu en tant que réincarnation Nyingma et vit en retraite semi-ouverte avec Kyabjé Chatral Rinpoche à Yang-lé-shöd dans la vallée de Katmandu au Népal.

En dehors du grand nombre de pratiquantes et d’enseignantes au Tibet il existait aussi, en parallèle aux lignées majeures de l’école Nyingma, de petites lignées basées autour de reclus et de recluses des montagnes ainsi que des lignées féminines cachées qui étaient transmises de parent à enfant plutôt que d’incarnation en incarnation. La Lignée d’Essence Mère est une des ces lignées, composée essentiellement de sages-excentriques femmes qui étaient mariées ou vivaient en recluses. La Lignée d’Essence Mère passa initialement de tante à nièce puis de mère à fille – ce qui engendra une lignée sanguine directe. Mais celle ci cessa lors de l’invasion chinoise. La fille, en l’occurrence, était une Visionnaire extraordinaire, Aro Lingma, et transmis ses enseignements à un petit groupe d’homme et de femmes qui l’entourèrent dans la phase finale de sa vie. Il y avait parmi ce groupe d’une centaine de disciples des yoginis particulièrement accomplies – dont neuf d’entre elles avaient des pouvoirs yogiques remarquables. A-yé Khandro et A-shé Khandro en particulier manifestaient des pouvoirs tels la télépathie, le clairvoyance, et la capacité de converser avec des animaux ainsi que des êtres d’autres dimensions.

Aro Lingma était une gTérton de pure vision et reçue plusieurs cycles de pratique directement de Yeshé Tsogyel, le Bouddha féminin, consort de Padmasambhava. Ces pratiques étaient uniques et extraordinaires car il s’agissait de pratiques de yidams (divinités méditationelles) dont les yidams étaient tous des manifestations de Padmasambhava et de Yeshé Tsogyel. En parallèle à ceci le cycle contenait aussi des méthodes des trois séries du Dzogchen et leurs pratiques psychophysiques complémentaires. La mère d’Aro Lingma lui avait conseillée de pratiquer tout ceci en secret et de ne l’enseigner qu’à sa fille – ce serait ensuite sa fille qui transmettrait ces pratiques au monde.

Malheureusement, suite à des circonstances défavorables, Aro Lingma eut un fils et la lignée sanguine directe fut brisée. Son sang-yab mourut et elle n’e prit pas d’autre – sa mère lui avait en effet conseillée de n’en prendre qu’un seul. Elle lui avait aussi conseillée de n’avoir qu’un seul enfant, sinon sa vie serait considérablement raccourcie – l’empêchant ainsi de s’assurer de la formation spirituelle de l’enfant. ’a-Shul Pema Legden était déjà un vieux lama et il mourut alors qu’Aro Lingma était encore jeune, avant qu’elle n’aie conçue d’enfant. Ceci signifiait que les cycles Visionnaires d’Aro Lingma auraient disparus du monde, mais, grâce à ses pouvoirs yogiques elle réussi a concevoir peu avant la mort d’a-Shul Pema Legden et de le guider dans les visions du Bardo afin de le faire renaître comme son fils. Il ne pouvait se réincarner en tant que femme à cause de ses propres obscurations karmiques. L’opportunité de répandre largement ces enseignements fut donc perdue. La mère d’Aro Lingma lui avait donnée des conseils au cas où elle aurait un fils, et, en les suivant très précisément, elle put transmettre à son fils agé de huit ans son cycle d’enseignements en lui apparaissant, après sa mort, sous forme Visionnaire alors que l’enfant était en retraite.

Le fils d’Aro Lingma s’appelait Aro Yeshé, et sa mère lui laissa des instructions comme quoi les pratiques Visionnaires qu’il enseignerait serait appelées l’Aro gTér. Aro Yeshé était le prénom qu’elle aurait donnée à sa fille. Pendant son enfance l’enfant fut tenu à l’écart des autres garçons et des hommes en général et fut élevé, après la mort de sa mère, par cinq yoginis que cette dernière avait désignée. Les amies d’enfance d’Aro Yeshé furent A-yé Khandro et A-shé Khandro, deux sœurs, qui devinrent plus tard ses Sang-yums. Elles furent les premières à recevoir les enseignements de l’Aro gTér et durent ensuite les transmettre aux autres disciples d’Aro Lingma. Aro Yeshé n’enseignait que très rarement parce qu’il était considéré que les transmissions étaient plus puissantes si elles étaient données par des femmes.

Depuis la mort d’Aro Lingma, la lignée fut donc perpétuée par un détenteur de lignée soutenu par deux puissantes consorts. Ceci devint donc la lignée filiale indirecte. Indirect, en effet, parce que le détenteur de lignée était un homme, et que dans cette lignée ce sont les femmes qui ont une plus grande capacité de bénédiction linéale. Il existe pourtant une prophétie qui dit que si suffisamment de femmes deviennent accomplies dans les méthodes Visionnaires de l’Aro gTér, la lignée fille directe pourrait re-émerger avec encore plus de puissance.